lundi 21 mars 2016

L'année de mes quatorze ans

Le long des couloirs de l’imposant collège, glissent les ombres des pères en soutanes et les rangs des pensionnaires. J’ai quatorze ans, des copains une vraie raquette de tennis Donnay, un vrai ballon de foot Duarig. Un printemps de cerisier en fleur, immense et bruissant d’abeilles ivres de pollen. Pourtant j’apprivoise doucement celle qui ne me quittera plus, la solitude.

Ma famille c’est d’abord Elle : un doux visage encadré de cheveux blancs, un regard bleu si tendre, un tablier gris toujours en mouvement devant le fourneau à barre de laiton, un parfum de lavande. L’image simple d’un amour simple. Elle, c’est ma grand mère.

C’est la classe de la communion solennelle, selon la tradition de l’institution mariste où je suis depuis six années. Trois jours de retraite dans un couvent perdu dans la nature. La vie en communauté, les cellules monacales, beaucoup de sport, des moments de réflexion, les messes, les prières, la chorale élévatrice et vibratoire. Ensemble on chante les cantiques en latin mais, quand les guitares sortent enfin de leurs housses, on chante également ceci :

Quand tous les affamés
Et tous les opprimés
Entendront tous l’appel
Le cri de liberté
Toutes les chaînes brisées
Tomberont pour l’éternité
.

Je l’ai vécu ainsi, candide et confiant. Au retour, le collège est clos. Tous les établissements scolaires sont fermés. Grève générale dit-on. La cérémonie aura lieu malgré tout. Des dizaines de prêtres, une armée d’enfants de chœur en surplis blanc et nous en aubes avec croix de bois et cierges, et les grandes orgues de la chapelle. Le soleil traverse les somptueux vitraux classés et nous habille d’or et d’azur. Au repas, la famille, mes chers cousins, un ami. Il en reste deux photos pâlies, prises dans le jardin.

Quelque part à Paris on dit « sous les pavés la plage ». On écrit sur les murs « il est interdit d’interdire ». Partout on entend barricades, Sorbonne, Nanterre, cocktails molotov. Un général président et lettré ressuscite la « chienlit » pour l’effarement admiratif des journalistes. J’ai déjà renoncé à comprendre comment va le monde. Je lis Pagnol et Tintin, Sherlock Holmes et Bob Morane. L’oreille collée au transistor rouge et beige, le jeudi après midi, j’écoute Europe numéro un :

Nights in white satin
Never reaching the end
Letter I’ve written
Never meaning the send


Ecoute Frédéric, écoute. Nous avions vingt huit ans à nous deux.
Ecoute depuis le jardin sous lequel tu dors :
Let me take you down, 'cause I'm going to Strawberry Fields.
Nothing is real and nothing to get hungabout.
Strawberry Fields forever …

La révolution est en marche.

Ecoute, Norbert, écoute. Plus tard on sera pilotes de longs courriers.
Ecoute depuis Berlin, ou depuis les Marquises :
Alors chu reparti, sur québecair, transworld, northern
Eastern, western pi pan american
Mais ché pu ou j’chu rendu …


C’est l’année de mes quatorze ans, et la vie s’écoule, remplie de mes rêves d’avenir.
Et puis un samedi après midi. Sortie des cours. Première cigarette.
Mes parents sur le seuil qui semblent m’attendre :

- Qu’est-ce qu’il y a ?
- La grand mère est morte.

Mains pâles sur le drap blanc.
Adieu l’enfance.






2 commentaires:

  1. Emouvant. A plus d'un titre. J'ai commencé à lire, j'avais dans l'idée d'écrire aussi sur l'année de mes quatorze ans, puis, je me suis interrompue parce que je me demandais "à quoi pouvaient bien s'intéresser les garçons de 14 ans que j'ai côtoyés à une certaine époque? Et puis, je suis revenue lire ton texte. Moi aussi, j'ai fait ma communion en mai 68 - mais en Belgique, on la faisait à dix ou onze ans. J'allais en avoir onze. Le 19 mai 68 exactement. Mes parents prévoyaient de partir en vacances en France, pour la première fois (en famille) et on se demandait si ce ne serait pas la Révolution. La Révolution sire? Non, une révolte... Mais qu'est-ce que le chienlit de De Gaulle ? Il y avait quelques échos de mai 68 en Belgique, par exemple, les étudiants de philologie romane ont demandé un cours de sociologie de la littérature, qui est devenu un cours de sociologie générale donné par un homme politique (qui allait devenir corrompu). Grandeur et décadence...

    La fin est émouvante...

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  2. Arpenteur d'étoiles21 mars 2016 à 16:47

    Merci Pivoine d'être venue lire mes textes. Cela me fait très plaisir ...
    "La chienlit" resurgit d'un discours du général De Gaulle, signifie plutôt le désordre, la pagaille ... C'était un président lettré et subtil !!

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